Publié le 11 juin 2012 par Anton Suwalki
Parti
à la recherche d'Arrêtons d'avoir peur! de Maurice Tubiana dans une
librairie qui n'a pas encore entièrement sacrifié son rayon sciences aux
charlataneries des « médecines alternatives », de l'ésotérisme et
autre « bien être » ; revenu avec Famine au Sud
Malbouffe au Nord de Marc Dufumier (éditions NiL).
Ce
n'est qu'une impression, a priori suspecte pour l'esprit
scientifique, mais même le rayon sciences semble de plus en plus squatté par
l'antiscience, les pseudo-sciences, la science dévoyée et militante,
etc. Arrêtons... avait certes eu l'honneur d'un
présentoir, mais avec Famine... en vis-à-vis.
Arrêtons... donna lieu à un moment de joie intense ;
c'est un pamphlet d'un nonagénaire qui nous parle avec optimisme du chemin
parcouru ces dernières décennies, et surtout de notre avenir (si nous voulons
bien arrêter d'avoir peur et d'écouter les marchands d'apocalypse). Et Famine... à
un moment d'intense frustration ; c'est un salmigondis d'un digne
représentant de la génération des soixante-huitards pour qui le progrès futur
se cherche de préférence dans le rétroviseur.
L'ouvrage
(194 pages, plutôt gros caractères, facile à lire car pour grand public) est
sous-titré : Comment le bio peut nous sauver. La
quatrième de couverture est plus explicite encore : En 2050, les
neuf milliards d'être humains pourront se nourrir... grâce à l'agriculture
biologique. Il faut le croire car celui qui l'affirme
n'est pas un doux rêveur, mais professeur émérite en agriculture comparée
et développement agricole à l'AgroParistech.
Or,
c'est bien ça le problème : le discours n'est pas neuf, mais son auteur
peut se prévaloir d'une certaine autorité et influence.
Comment le bio peut nous sauver ? On ne le saura pas ! C'est là l'imposture
la plus flagrante.
La
première moitié de l'ouvrage (six chapitres sur 10 plus une conclusion) se
cantonne à la dénonciation d'un système devenu fou ainsi que
des désordres agricoles. Suivent quatorze pages de
technique sous le titre : Cap sur l'agroécologie, une
agroécologie définie dans le glossaire comme une... discipline
scientifique. Mais, en guise de technique, il s'agit essentiellement
de descriptions pour citadins de l'agroforesterie, de la culture de
légumineuses en association ou dans la rotation, et de l'association
agriculture-élevage, avec une péroraison sur la nécessité de réorienter la
recherche agronomique. C'est donc une agroécologie qui recycle sous
un néologisme ronflant des techniques qui ne datent pas d'hier, et pour
lesquelles le mot « agronomie » suffisait largement.
Ce
chapitre est suivi de belles envolées sur Remettre le paysan au coeur
du développement – avec l'inévitable couplet sur le dernier sujet dont
on cause, le land grabbing (l'accaparement de terres par des
investisseurs étrangers, étatiques ou privés) – et Le libre-échange
agricole, c'est le vol. Un dernier chapitre sur Quel
avenir pour nos campagnes et nos agriculteurs préconise l'arrêt de la
course au productivisme, un rééquilibrage de l'agriculture française avec des
porcs en Beauce et des céréales en Bretagne, plus de luzerne et moins d'algues
vertes, le développement des labels et, bien sûr, de la filière bio, etc.
On l'aura compris : tous les poncifs
de l'écologisme politique et de l'altermondialisme y passent.
Tout
cela mène à une conclusion : En 2050, l'agriculture bio peut (sic) nourrir
la planète. Mais « conclusion » s'entend ici comme
l'intitulé du chapitre final choisi par l'auteur, et non comme le dernier terme
d'une démonstration. C'est aussi un chapitre bien franco-français de
propagande en faveur de l'agriculture biologique, et de l'AB française bien
sûr.
On
y apprend tout de même que deux rapports de l'INRA et du CIRAD [1] et de
l'IAASTD [2] prouvent que l'agroécologie n'est plus considérée comme
une utopie. Nous voilà bien avancés ! Et
encore... le mot agroecology n'apparaît que très marginalement
dans le second (aucune analyse particulière de la chose, les 21 occurrences du
mot figurant essentiellement dans les références bibliographiques ; nous
n'avons pas vérifié pour le premier rapport). On peut donc
raisonnablement s'interroger si l'honnêteté intellectuelle a bien présidé à la
rédaction de cette phrase ; ou si l'auteur a bien lu les quelque 600 pages
du rapport de l'IAASTD.
Il
faut arriver quasiment à la conclusion de la conclusion pour lire que [d]'après
un récent rapport des Nations Unies, les formes d'agriculture durable inspirées
de l'agroécologie pourraient doubler la production alimentaire des
pays du Sud en dix ans. C'est dire que les formes d'agriculture qui
répondent le mieux au cahier des charges de notre agriculture bio seraient parfaitement
capables de nourrir l'humanité toute entière (c'est nous qui graissons). C'est
évidemment du fameux rapport d'Olivier De Schutter de 2010 [3] dont il s'agit
(rapport qui n'est pas des Nations Unies, les rapporteurs spéciaux étant des
personnalités indépendantes n'engageant pas ladite organisation !). Nous
l'avons déjà commenté sur ce site [4]. Manifestement, ces deux
phrases – mises au conditionnel de prudence alors que la quatrième de
couverture utilise un futur péremptoire (et le titre du chapitre un présent
grammaticalement singulier) – s'inspirent davantage du communiqué de presse qui
a accompagné le rapport, que du rapport lui-même, bien plus
nuancé. Mais ici aussi, il y a lieu de s'interroger sur l'honnêteté
intellectuelle car l'argument est circulaire : M. De Schutter n'a
fait que reprendre les thèses des tenants de l'agroécologie ;
M Dufumier se prévaut donc de M. De Schutter qui s'est fondé sur
M. Dufumier et consorts...
M. Dufumier
admet dans cette conclusion que l'agriculture biologique se manifeste
chez nous par une baisse relative des rendements à l'hectare. Cela
l'honore car bien des thuriféraires de l'agriculture biologique font dans le
déni de réalité. Mais, selon lui, dans les pays du Sud, les
rendements peuvent être accrus sans dommage pour les écosystèmes, pour peu
qu'on fournisse à ces paysans quelques moyens rudimentaires : traction
animale, charrettes, fumier, plantules, etc. Étonnante liste,
avec du fumier assimilé à des moyens rudimentaires que l'on pourrait fournir,
et aussi des « plantules » (ce n'est pas le seul élément de
vocabulaire qui fait tiquer) ! Voilà en tout cas la vision à
laquelle on est réduit quand on refuse celle d'un développement qui a permis au
« Nord » de sortir du spectre de la famine et de la disette.
On l'aura compris : cet ouvrage n'a
pas trouvé grâce.
C'est
que la thèse doit être rejetée catégoriquement . Ce n'est pas que
l'agroécologie (pour autant que l'on puisse bien définir ce terme sur le plan
technique) n'apporte pas d'améliorations, au contraire ; mais il est tout
simplement criminel de vouloir détourner les pays en développement et leurs
agriculteurs des bienfaits de la mécanisation, des engrais, des produits
phytosanitaires, des variétés améliorées, etc. Les excès auxquels on
a pu se livrer dans le Nord (et dans le Sud en relation avec la Révolution Verte)
ne justifient pas l'abstinence du Sud. Et cette agroécologie, et
l'idéologie sous-jacente, promue par cet expert auprès de la FAO et de
la Banque mondiale, ne saurait remplir les promesses. Parole,
notamment de FAO [5].
Il n'y a pas que la thèse. La
litanie de lieux communs de l'écologisme politique et de l'altermondialisme est
lassante.
Par
exemple, si l'agroécologie que je défends dans ce livre –
l'«agriculture bio » pour dire les choses rapidement – n'a pas
plus de succès, c'est la faute des lobbies ; des lobbies du reste
omniprésents dans cet ouvrage comme fauteurs d'insuffisances et de
difficultés. Toujours selon la profession de foi donnée en
préambule, les politiques agricoles seraient confisquées par des
experts – dont il ne serait bien sûr pas – et des lobbies. La
FNSEA n'est pas oubliée ; évidemment puisqu'elle est forcément
coresponsable d'une situation que l'auteur déplore. Du reste, elle
est aussi un lobby... ce qui n'est sans nul doute pas le cas de telle autre
confédération qui n'est pas évoquée dans l'ouvrage mais vers laquelle va la
préférence de l'auteur.
Il
faudrait aussi faire fructifier les savoir-faire paysans au lieu de les
éradiquer. Grand dieu ! Éradiquer ! L'agriculture
biologique n'est pas un rêve, c'est une pratique où la science et les
savoirs ancestraux des paysans se répondent. En regard, nous
avons l'agriculture productiviste, pour laquelle nous avons aussi des
savoirs, mais sur les supposées « améliorations ». Difficile
de trouver meilleure preuve de l'aveuglement idéologique.
Un aveuglement confirmé par les
raisonnements spécieux, les erreurs et les contrevérités.
Les
considérations de l'auteur sur l'« amélioration génétique » –
les guillemets de mépris sont les siens – sont un morceau
d'anthologie. Le pendant de ladite « amélioration »
est la perte de la biodiversité, avec un article défini qui laisse
entendre que tout a été perdu.
L'auteur écrit que [h]ier, nous
cultivions deux cents variétés de pommes de terre ; aujourd'hui, nous n'en
cultivons plus que cinq. Mais il ne se rend pas compte que
n'importe quel consommateur, ou jardinier amateur, peut vérifier dans un
supermarché, ou une jardinerie (à la bonne saison tout de même), que sa
deuxième proposition est une ânerie. En fait, 191 variétés de consommation
et 18 variétés féculières sont inscrites au catalogue officiel français (sans
compter les autres variétés inscrites au catalogue européen, qui peuvent aussi
être commercialisées et cultivées en France).
Pire
encore, selon lui, l'amélioration génétique, c'est la sélection dans
des stations expérimentales de quelques variétés passe-partout qui vont être
inscrites au catalogue officiel du Groupement national interprofessionnel des
semences et plants (GNIS) et mises sur le marché. Mais l'un
des premiers scandales de l'agriculture « moderne » est là :
avoir confisqué la sélection des semences et par la même avoir réduit le nombre
de variétés mises en culture. Allons au plus simple : le
catalogue est tenu par le Ministère de l'agriculture, les variétés étant
inscrites sur avis du CTPS émis sur la base d'études du GEVES, le GNIS
n'intervenant pas. En blé tendre d'hiver, 45 variétés ont été
inscrites en 2011... c'est ce qu'on doit entendre par
« quelques » ; elles ont porté le nombre total de variétés
inscrites à 342... c'est ce qu'on doit entendre par
« réduire ». Quant à la confiscation...
Toujours
selon lui, tout était rose jusqu'à la fin du XIXe siècle : les
agriculteurs sélectionnaient leurs semences et pratiquaient la sélection
massale, en prélevant les semences sur les plus beaux plants et les plus beaux
épis. Il va de soi qu'ils sélectionnaient ainsi les variétés de
plantes qui présentaient les caractéristiques les plus favorables à leurs
intérêts... Difficile de sélectionner des variétés par cette méthode,
à moins de donner au mot variété un sens qu'il n'a pas ou n'a
plus. Difficile de sélectionner au champ, peu avant la
récolte, pour des caractères qui ne s'expriment pas ou ne se sont pas
exprimés à ce moment là. Et quand les rendements en blé atteignaient
péniblement 13 quintaux à l'hectare en moyenne (avant 1914) et qu'il fallait en
prélever deux pour la semence, la sélection était rudement sévère (c'est de
l'ironie) ! Et ce n'est pas avec cette méthode que l'on aurait obtenu les
blés modernes à paille courte capables de dépasser les 100 quintaux à
l'hectare, ni les formes modernes de variétés telles que les hybrides, ni les
colzas sans acide érucique, etc.
La
mythologie écologiste et altermondialiste est donc déroulée sans esprit
critique ; les connaissances de base de l'agronomie, ici de l'amélioration
des plantes, sont ignorées. On pourrait en sourire quand cela est le
fait d'un béotien ; avec une pincée d'amertume tout de même car elle
séduit une population – et des décideurs politiques – de plus en plus éloignée
des réalités de l'agriculture. Mais ici, il s'agit d'un agronome qui
est sorti de la plus prestigieuse école française et qui y a officié.
Même
si elle sert à introduire un petit couplet négatif sur la législation sur les
semences, la question suivante résume bien la situation : Pourquoi
[...] ne pas revenir à la sélection des semences par les agriculteurs
eux-mêmes ?
La réponse est donnée plus loin, dans le
chapitre sur le mirage des OGM, après un éreintement de la
Révolution Verte (la ruine verte...) et, bien sûr, des
OGM : ...les paysans du Sud n'ont pas intérêt à entrer dans cette
course à l'amélioration variétale – les guillemets ont dû être oubliés
ici – qui conduit à terme à ne cultiver qu'un très faible nombre de
variétés... Donc, pour éviter que des variétés supérieures ne
supplantent les existantes (et améliorent le sort des paysans)... ne les créons
pas ! Au Sud comme au Nord, il faudrait d'ailleurs
s'interdire de parler d'« amélioration variétale » dans l'absolu,
indépendamment du contexte, à savoir la diversité des conditions
agroécologiques et socioéconomiques. Bel homme de paille !
Qui parle d'amélioration dans l'absolu ? Au nom de quoi les
généticiens et les agronomes seraient-ils autorisés à dicter ce qui doit être
le meilleur ? Encore un homme de paille ! Que
dictent-ils ? Quand les obtenteurs mettent chaque année plusieurs dizaines
de variétés à la disposition des agriculteurs (et des autres acteurs de la
filière agro-alimentaire que l'auteur a oubliés dans son raisonnement),
n'est-ce pas pour que ceux-ci puissent choisir – librement – ce qui leur
convient ?
Et
pourquoi exclure aujourd'hui les agriculteurs de la sélection variétale,
apanage dont ils jouissaient depuis naissance de l'agriculture au
Néolithique ? En matière agricole, les scientifiques se font trop
facilement scientocrates. Il est temps de redonner du pouvoir aux
paysans. Autres hommes de paille ! Mais
qui donc exclut ? Mais qui donc a privé les paysans de pouvoir ?
Manifestement,
M. Dufumier rejette la notion de progrès – et le progrès lui-même – induit
par la création d'une filière spécialisée des variétés et des semences (en fait
par les agriculteurs eux-mêmes : les premiers sélectionneurs étaient des
agriculteurs avisés et performants). De l'obscurantisme à l'état
pur.
Dans son chapitre 2, l'auteur se
demande : nos agriculteurs sont-ils devenus fous? Il
laisse entendre qu'ils sont devenus irresponsables, au moins en
partie, pour attenter comme ils l'ont fait à l'équilibre écologique.
Il y a d'autres formes de folie et
d'irresponsabilité. Et il est urgent de les dénoncer.
Wackes Seppi
____________________
[1] Agrimonde – Scénarios et
défis pour nourrir le monde en 2050, S. Paillard, S. Treyer, B. Dorin,
coord., 2010, Éditions Quæ
[2] Agriculture at a Crossroads, International Assessment
of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development,
[3] A/HRC/16/49 (20 décembre
2010), Rapport du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation,
Olivier De Schutter :
http://www2.ohchr.org/english/issues/food/docs/A.HRC.16.49_fr.pdf
[4] De Schutter,
l'agroécologie et l'imposture politique et médiatique, par Wackes Seppi :
[5] M.Dufumier nous aura au moins
épargné la ritournelle de la FAO qui a reconnu que l'agriculture biologique
peut nourrir le monde. Une ritournelle fondée sur un communiqué de
presse peu heureux publié à la suite d'une conférence sur l'agriculture
biologique tenue à la FAO et dont l'organisateur principal était l'IFOAM (International
Federation of Organic Agriculture Movements). La FAO y a opposé
un démenti par la voix de son directeur général, M. Jacques
Diouf. Le constat est sans appel : « ...selon la FAO,
compte tenu des données et des modèles concernant la productivité de
l’agriculture biologique par comparaison à l’agriculture traditionnelle, le
potentiel de l’agriculture biologique n’est pas suffisant, loin s’en faut, pour
nourrir le monde. »
http://www.fao.org/newsroom/fr/news/2007/1000726/index.html
Le communiqué de presse précédent :
http://www.fao.org/newsroom/fr/news/2007/1000550/index.html
Le document de base (voir le paragraphe
17) :
ftp://ftp.fao.org/paia/organicag/ofs/OFS-2007-5.pdf
Le rapport sur la conférence (voir le
paragraphe 8) :
ftp://ftp.fao.org/docrep/fao/meeting/012/J9918F.pdf
Publié dans L'écologie scientifique contre les
"écologistes"