samedi 10 novembre 2018

Bio, cancer et rigorisme scientifique

Chronique du 7 novembre 2018

"Un peu de science ça peut pas faire de mal"

Par Jacques Treiner (physicien, président du comité d'experts du Shift Project")
http://www.judaiquesfm.com/animateurs/112/treiner-jacques.html

(dépublié)

Verbatim :

Bonjour,

Vous avez peut-être suivi dans votre journal préféré le bout de polémique déclenché par la publication d’un article scientifique intitulé : Association de la consommation de nourriture organique avec le risque de cancer.  Cet article a été publié le 22 octobre dans le très sérieux JAMA, le journal de l’association américaine de médecine. Il s’agit des résultats du suivi, entre 2009 et 2016, d’une cohorte de près de 70 000 français, volontaires, dont 78 % de femmes et 22 % d’hommes, d’âge moyen 44 ans, selon leur déclaration de consommation de nourriture bio : beaucoup, modérément ou pas du tout. Pendant la période, 1340 cancers apparurent, dont 459 cancers du sein, 180 cancers de la prostate, 135 cancers de la peau, 99 cancers colorectaux, 47 lymphomes non-hodgekiniens et 15 autres lymphomes. L’étude, qui précise que ses résultats demandent confirmation, indique une diminution moyenne de 25 % du risque de cancer associée à la consommation de nourriture bio, l’effet le plus marquant concernant le lymphome non-hodgekinien, le LNH, un cancer du système lymphatique, pour lesquels une diminution de 76 % est observée.  Le Monde a rendu compte de cette publication, en la rehaussant de titres et intertitres comme « L’alimentation bio réduit significativement les risques de cancer », une « démonstration inédite », un « faisceau de preuves déjà important », et quelques remarques sur les biais possibles de l’étude, jugés peu importants.

En fait, comme on va le voir, les biais sont nombreux et non contrôlés, et surtout, les résultats ne correspondent pas à ceux d’une autre étude de 2014, publiée dans la non moins prestigieuse revue Nature, relative au suivi pendant 9 ans d’une cohorte de plus de 600 000 femmes (dix fois plus que la cohorte française, mais anglaise, cette fois), qui concluait à l’absence de lien entre consommation bio et incidence de cancer, toutes formes confondues, avec cependant, une diminution du LNH de 21 % demandant confirmation. Stéphane Foucart, l’auteur de l’article du Monde, a donc reçu une volée de critiques auxquelles il a répondu globalement par un autre article, où il développe l’idée que, citation, « en matière de santé publique, le rigorisme scientifique est une posture dangereuse ». Il explique : « Sur certaines questions, la preuve parfaite ne pourra jamais être obtenue », et il poursuit : « A regarder rétrospectivement les grands scandales sanitaires ou environnementaux, on observe que, presque toujours, signaux d’alerte et éléments de preuve étaient disponibles de longue date, mais qu’ils sont demeurés ignorés sous le confortable prétexte de l’exigence de rigueur, toujours libellée sous ce slogan : « Il faut faire plus de recherches. La probabilité est forte que ce soit ici, à nouveau, le cas. »

C’est parce que je suis d’un avis contraire que j’ai eu envie de vous entretenir du sujet aujourd’hui.
Les biais, d’abord.
L’étude ne concerne pas des personnes prises au hasard, mais des volontaires. Difficile de deviner dans quel sens cela joue, mais en tout cas ce n’est pas conforme à la pratique recommandée pour une étude de cette nature.
Plus étrange : au cours des 7 années de suivi, aucun cancer du poumon ne s’est déclenché, alors que c’est le second plus fréquent chez l’homme et le troisième chez la femme. Compte tenu de la fréquence de ce cancer et de la taille de la cohorte, on pouvait s’attendre à 150 cancers du poumon. En revanche, on pouvait s’attendre à environ 700 cancers du sein, alors qu’il ne s’en est déclenché que 459. Cela peut peut-être s’expliquer en partie par l’âge moyen de la cohorte, 44 ans, et la durée restreinte du suivi, 7 ans, mais cela indique en tout cas que les chiffres associés à un échantillonnage donné sont toujours sujets à variation. Ainsi, le nombre de LNH en France est de 2000 cas par an. Pour 70 000 personnes pendant 7 ans, on pouvait s’attendre à 15 cas, alors qu’on en a observé 47 ! Est-ce normal ? Eh bien oui, cela porte le doux nom mathématique fluctuation d’une variable aléatoire. Cette fluctuation est, en pourcentage, d’autant plus grande que le nombre de réalisations est petit. Si vous jouez à pile et face, en 4 lancers, vous n’obtiendrez pas 2 piles et 2 faces à tous les coups, vous pourrez très bien obtenir 3 piles et 1 face,  ce qui représente une fluctuation de 2 sur 4, soit 50 %. Sur 10 lancers, vous pourrez très bien obtenir 7 piles et 3 faces, ce qui représente une fluctuation de 40 %. Et sur 100 lancers, on peut très bien obtenir 40 piles et 60 faces, soit une fluctuation encore de 20 %. Or les 47 cas observés de LNH se répartissent entre les consommateurs de bio, les occasionnels et les non consommateurs. Donc les chiffres de chaque catégorie sont encore plus petits. Lorsqu’on annonce que la diminution du nombre de LNH est de 76 %, on a l’impression d’une grande précision dans le résultat. Mais on ne peut déduire de l’observation aucun lien de cause à effet, car elle porte sur un si petit nombre de cas qu’il s’agit sans doute simplement d’une fluctuation statistique. Rendez-vous compte : 47 cas sur un suivi de 70000 personnes pendant 7 ans, soit 490000 cas possibles.
Ainsi, lorsque le journaliste affirme qu’en matière de santé un rigorisme scientifique est une posture dangereuse, il confond deux choses : la recherche de certitude et la rigueur scientifique. La science ne fournit pas de certitude, l’incertitude est inévitable dans les sciences expérimentales, notamment dans les sciences du vivant, mais il s’agit d’une incertitude fiable, et d’autant plus fiable qu’elle résulte d’une procédure rigoureuse.
Il est vrai que la recherche forcenée de certitude est la marque d’une résistance à toute action. Les marchands de doute ont utilisé la tactique dénoncée par Foucart dans le cas des liens entre tabagisme et cancer du poumon, entre pluies acides et émissions de soufre des centrales à charbon, entre trou d’ozone et utilisation de gaz de propulsion chlorés, et même entre changement climatique et émissions de gaz à effet de serre. Mais les éléments de preuve étaient bien mieux établis que les effets présumés de la consommation de nourriture bio aujourd’hui. Rien, absolument rien n’indique qu’on soit à la veille d’un scandale sanitaire ! On a connu Stéphane Foucart mieux inspiré.
Il est parfaitement légitime de vouloir consommer de la nourriture bio, ne serait-ce que parce qu’on a le sentiment qu’elle est souvent produite dans des fermes plus petites, pratiquant les circuits courts, mieux identifiés etc. Mais le faire au nom d’une vision déformée et déformante de la science, c’est peut-être bon pour l’idéologie, mais ce n’est pas bon pour la science, qui est, comme disait Feynman, le seul outil dont nous disposions pour ne pas nous tromper nous-mêmes, et dont il convient par conséquent de préserver le tranchant.
    
Bonne quinzaine !